Art-scène, Théâtre

Harvey, Mary Chaise, Laurent Pelly, Rond-Point

Une fable intelligente et drôle qui pose la question de la différence, ou plutôt : comment assumer sa différence dans un monde conventionnel ? Comment porter la fantaisie en étendard dans une société peu encline à la tolérance ? 

Une fable intelligente et drôle qui pose la question de la différence, ou plutôt : comment assumer sa différence dans un monde conventionnel ? Comment porter la fantaisie en étendard dans une société peu encline à la tolérance ? 

Elwood P. Dowd est un doux rêveur, un homme poli, bien élevé, qui porte un complet veston impeccable et affiche un sourire permanent. Sa mère, en mourant, lui a légué un bel appartement qui lui permet d’abriter sa sœur et sa nièce, et de vivre la vie qui lui convient, entre oisiveté, alcool et festivités mondaines. Un homme ordinaire et heureux en apparence… qui ne se déplace jamais sans son ami imaginaire, un lapin blanc d’ 1m90 prénommé Harvey ! Elwood ne voit d’ailleurs pas ce qui cloche avec cette habitude puérile, et pour tout dire gênante. Quand il présente son ami aux invités de sa sœur ou aux buveurs de chez Charlie, le bar où il a ses habitudes, ses interlocuteurs restent muets et s’éclipsent en le traitant de fou. Quant à sa nièce, elle désespère de conquérir un mari avec un oncle si inconvenant ! La présence invisible de Harvey embarrasse la famille d’Elwood et par extension, c’est Elwood lui-même qui est jugé embarrassant dans sa propre maison, alors sa sœur fait ce qu’elle avait repoussé depuis plusieurs années… elle demande l’internement psychiatrique d’Elwood.

Mais dans la clinique du célèbre Dr Simmons, tout se détraque : la sœur avoue qu’elle aussi parfois, voit Harvey – serait-ce une maladie contagieuse ? Le médecin-assistant fait enfermer la sœur et libérer le frère… avant que le médecin-chef, lui-même poursuivi par l’avocat de la famille, ne poursuive Elwood, qui fidèle à ses habitudes, lui, court de cocktail en soirée…

Pourtant, on ne voit pas bien quel pourrait être le pouvoir de nuisance d’Elwood… un homme simple, qui ne hausse jamais le ton, se montre généreux en pourboire, et galant avec les dames… alors pourquoi enfermer Elwood ? Et en enfermant Elwood, est-on sûr d’être nécessairement débarrassé de Harvey ? Car Harvey est un Pooka, un être imaginaire de la mythologie celtique (on pense à Alice au pays des Merveilles mais aussi à Mon voisin Totoro) : on ne se débarrasse pas si facilement de Harvey… mais faut-il s’en débarrasser ? Il porte bonheur et prédit l’avenir… un doudou dans un monde de brutes !

Cette fable est vraiment délicieuse. L’humour de Mary Chase est particulièrement pince sans rire et grinçant. Dans le décor bourgeois, les invités sont hypocrites, les jeunes filles pressées d’abandonner leur virginité (et leur famille) ; dans la clinique psychiatrique, les médecins sont les pantins de leurs propres passions, s’abandonnent à leurs pulsions, se révèlent plus malades que leurs patients, et reconnaissent au détour d’une conversation, leur très grande ignorance et leur quasi incompétence en matière de soin. Dans cette satire sociale, les hommes (au pouvoir) sont ridiculisés et leurs fragilités dévoilées ; les personnages féminins (subalternes) sont réhabilitées, rendues à leur dignité et ainsi tous les personnages finissent sur un pied d’égalité : le fort et le faible, le fou et le sain d’esprit. Car ce qui compte c’est justement cela : comment bien se comporter en ce monde ? Qui est le plus gênant finalement dans cette petite société ? Et qui est : le fou ?

La mise en scène de Laurent Pelly est très habile, les changements de décor (de Chantal Thomas) se font à vue, les lumières du plateau nous plongent parfois dans un mystère et nous croyons apercevoir dans l’entrebâillement d’une porte, se glisser la silhouette géante de Harvey… Surtout on admire une belle troupe d’acteurs, homogène et complice. Et finalement, on envie presque la liberté assumée, la fantaisie intelligente d’Elwood, merveilleusement incarnée par Jacques Gamblin*, comme on dit, au sommet de son art.

A voir avec délice

(PS: pour avoir un autre point de vue sur la pièce, CLIQUEZ ICI)

Jusqu’au 8 octobre 2022
Théâtre du Rond-Point
Texte : Mary Chase
Traduction nouvelle : Agathe Mélinand
Mise en scène : Laurent Pelly
Avec : Jacques Gamblin, Christine Brücher, Pierre Aussedat, Agathe L’Huillier, Thomas Condemine, Emmanuel Daumas, Lydie Pruvot, Katell Jan, Grégory Faive, Kevin Sinesi
Décors : Chantal Thomas
Création lumières : Joël Adam
Création son : Aline Loustalot
Costumes : Laurent Pelly, Jean-Jacques Delmotte
Perruques : Pascal Jehan
Assistanat à la mise en scène : Grégory Faive


21 septembre – 8 octobre 2022
Salle : Renaud-Barrault
Horaires : Du mardi au samedi, 20h30 – Samedi 8 octobre et dimanche, 15h – Relâche : Les lundis et le 1er octobre
Durée : 1h50

*Jacques Gamblin a reçu le Molière du Comédien dans un spectacle de Théâtre public 2022 pour le rôle principal dans Harvey

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