Pop

Rock Bottom

Rock Bottom, une œuvre unique et intemporelle, d’une liberté musicale absolue et dont la connaissance de la genèse facilite son appréhension.

On peut traduire le titre par « le fond du fond », « toucher le fond ». Illustration en fonds sous-marins sur la pochette. Sea song, une des chansons les plus belles et les plus poignantes de l’histoire du rock. Rock Bottom, une œuvre unique et intemporelle, d’une liberté musicale absolue et dont la connaissance de la genèse facilite son appréhension. Tout et n’importe quoi ayant été dit sur le sujet depuis 1974, c’est la version de Robert Wyatt en personne (datant 1998) que nous vous avons choisi de vous retranscrire ci-dessous.

« Rock Bottom (curieuse histoire d’un morceau de musique)

Cette oeuvre a commencé à émerger à Venise, pendant l’hiver 1972, dans une imposante vieille bâtisse de la minuscule île de Giudecca donnant sur la lagune.

Pendant deux mois j’y ai passé mes journées tout seul, pendant qu’Alfie (NDLR :Alfreda Benge, sa compagne aujourd’hui encore) et un groupe d’amis travaillaient sur un film. Après des années d’activité incessante en groupes et en tournées (NDLR : R.W. était le fabuleux batteur de Soft Machine), j’avais du mal à rester à ne rien faire. Pour m’occuper, Alfie m’a acheté un petit clavier très simple, doté d’un singulier vibrato qui chatoyait comme cette eau qui nous entourait. C’est là que la structure de base de l’album a vu le jour, entre l’observation des lézards sur les murs de la maison et les visites au bar local à écouter les gondoliers désoeuvrés s’exercer au bel-canto.

Le scénario de « Don’t look now » (NDLR : « Ne vous retournez pas », d’après Daphné du Maurier, avec Julie Christie et Donald Sutherland), le film sur lequel mes amis travaillaient, tournait autour d’une série de catastrophes inattendues qui perturbent la vie d’un couple. Venise elle-même jouait un rôle sinistre dans le film. Alfie se souvient encore de Nicolas Roeg, le réalisateur, assénant inlassablement le thème du film : NOUS NE SOMMES PAS PREPARES.

De retour à Londres, au printemps 1973, j’ai commencé à composer un nouveau groupe pour enregistrer ce qui était prêt. J’ai continué à travailler les musiques et j’ai écrit les paroles de Alife, Sea Song et A last straw dans l’appartement d’Alfie, au 21ème étage d’un immeuble moderne sur Harrow Road. Cet immeuble a été démoli il y a quelques années. Risque sanitaire. Il était truffé d’amiante. Ainsi, l’endroit où nous avions vécu, où nous avions appris à nous connaître, est-il à présent un simple morceau de ciel. Il nous arrive souvent de jeter un œil vers là haut et d’imaginer nos fantomatiques jeunes silhouettes en suspension, non préparées pour ce qui devait leur arriver.

Le premier juin 1973, la veille de la première répétition avec le nouveau groupe, je suis tombé d’une fenêtre du 4ème étage, me brisant la colonne vertébrale. J’ai été admis au Stoke Mandeville Hospital pour huit mois. C’est là qu’on m’a sauvé la vie et qu’on m’a appris à vivre en chaise roulante.

Je suis resté trois mois allongé à plat sur le dos, à contempler le plafond dans un dortoir commun surréaliste, au milieu d’une vingtaine d’autres comme moi, dont les vies avaient basculé en l’espace d’une seconde ; victimes d’accidents de la route, d’accidents industriels, mauvaise réception au trampoline, fuite ratée au cours d’un cambriolage. Il nous fallait tous nous pencher sur notre futur.

Je m’étais fait à l’idée que je ne serais plus jamais batteur et que partir en tournée serait très compliqué. Ce n’était plus la peine que j’écrive de la musique pour un groupe ; il faudrait que je me focalise sur le travail en studio et que je chante davantage. Je pourrais toujours trouver des musiciens ponctuellement, au gré des besoins. Je n’avais pas besoin d’une formation identique pour tous les morceaux. La perte de mes jambes m’apportait finalement une nouvelle sorte de liberté.

Entre les visites, les opérations et la vie d’hôpital, j’ai commencé à envisager les morceaux que j’avais écrits sous un autre angle. Après les trois premiers mois, on m’a fourni ma chaise roulante et je suis tombé sur un vieux piano dans la salle des visites. J’ai séché aussi souvent que possible les activités thérapeutiques que l’on impose aux néo-paralysés (tir à l’arc, collage de mosaïque sur des bouteilles pour faire des lampes magiques) et me suis rabattu sur le piano, dès que la salle était libre, pour reprendre les chansons que j’avais commencées avec les lézards, au bord de la lagune de Venise.

Quand j’ai quitté l’hôpital, j’étais prêt à enregistrer, mais nous n’avions plus de logement. Une gentille amie, Delfina, nous a prêté une petite maison de campagne accessible aux chaises roulantes, dans le Wiltshire. C’est là, début 1974, que j’ai commencé les prises, dans le studio mobile de Virgin Records garé dans la pâture d’à côté, avec en fond sonore un âne qui brayait au lointain. Au printemps, nous avons trouvé une maison à Londres où j’ai arrangé les parties des autres musiciens qui ont été enregistrées et mixées au Manor Studio et chez CBS.

Le 26 juillet 1974 ( 21ème anniversaire de l’attaque de la Moncada, coup d’envoi de la révolution cubaine) c’était la sortie de Rock Bottom, je me mariais à Alfie et nous vécûmes heureux pour toujours.

Robert Wyatt (Copyright Robert Wyatt février 1998)  »

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