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Meurtres pour mémoire

Ecrit en 1983, Meurtres pour mémoire est un des premiers polars de Didier Daeninckx à connaître absolument pour comprendre la suite de son œuvre, parfois polémique, mais ô combien indispensable pour rester en éveil.

Prix de la grande littérature policière et Prix Paul Vaillant-Couturier en 1984, Meurtres pour Mémoire est un polar historique qui frappe là où ça fait mal. Si le devoir de mémoire est aujourd’hui une reconnaissance morale institutionnalisée, en 1983, quand Daeninckx écrit ce roman, la raison d’état pèse encore lourd dans les affaires politiques.  Le procès de Papon, préfet en 1961 et condamné en 1998 pour complicité de crime contre l’humanité est encore loin…

En 2010, ce classique de la littérature policière fait encore mal et reste malheureusement d’actualité pour de nombreux passages que nous citerons plus bas… Un constat affligeant qui montre que le style sobre mais mordant de Daeninckx prend naissance dans une fresque réaliste de la société française qui en 27 ans recycle ses échecs sociologiques.

Le roman de Daeninckx prend comme point de départ les événements d’octobre 1961. Le 17 octobre 1961, sous l’égide du FLN, des milliers d’algériens organisent une manifestation qui finira dans un bain de sang. Le droit d’expression pacifique contre un couvre-feu uniquement imposé aux Nord-Africains est ponctué de massacres dans une psychose générale du corps policier. Des CRS basculent dans la vengeance. En 1983, Daeninckx écrit 48 morts, les historiens actuels parlent de plusieurs centaines…

Dans cette description apocalyptique du 17 octobre, Daeninckx crée un personnage, Roger Thiraud. Celui-ci se fait assassiner alors qu’il observe les événements, un bouquet de mimosas à la main. Son meurtre est ajouté à la liste des morts, sans autopsie malgré une balle dans la tête. Historien originaire de Drancy, il n’a pourtant aucun rapport avec les événements de 61. Sa femme, enceinte du petit Bernard, ne le verra jamais revenir chez elle et demeurera assommée par cet événement durant une vingtaine d’année. La naissance de son fils ne la guérira pas de ce trauma.

20 ans plus tard, alors que Bernard reprend le flambeau de son père en poursuivant partiellement ses recherches historiques, celui-ci est assassiné dans les ruelles de Toulouse. Une enquête est ouverte, l’Inspecteur Cadin est né. Découvrant le lien entre les deux assassinats, Cadin décide alors d’enquêter sur cette famille et sur les événements d’octobre 61…

L’enquête progressera et fera émerger du passé de nouveaux liens historiques entre le camp de concentration de Drancy aux portes de Paris, les Thiraud et les autorités politiques des années 80… Une flèche littéraire décochée vers le corps politique français qui a su recycler ses hauts-fonctionnaires de la collaboration. Papon condamné en 1998 pour complicité de crimes contre l’humanité et impliqué dans les événements de 1961 entre au gouvernement de Raymond Barre de 1978 à 1981…

Ce polar politique et historique est une réussite. Le suspens est généré par le secret et la chape de plomb qui règnent sur la raison d’état plus que par l’articulation déductive de Cadin qui fouille et permet par ses rencontres, de dresser un paysage sociologique effrayant. Daeninckx, à travers un Cadin narrateur, écrit un joli pamphlet contre l’inhumanité du pouvoir qui place ses intérêts personnels au-dessus de ceux de la démocratie. Un petit air de musique sur les inégalités sociales qui sonne étrangement juste en ce mois de juillet 2010 où se joue un feuilleton politico-financier indécent au sommet du pouvoir…

A lire. Daeninckx ouvre son livre avec une phrase clef en épigraphe : « En oubliant son passé, on se condamne à le revivre. »

Les passages de 1983 qui font mal à notre époque :

Claudine s’adressant à l’Inspecteur Cadin :

« Les brebis galeuses sont maintenant ceux qui logent dans les grands ensembles, en lointaine banlieue. Les Minguettes, les « 4000 ». Les immigrés ont remplacé les romanichels, les jeunes chômeurs ont pris la place des biffins. (…) Certains avaient intérêt à donner une image négative du peuple de la zone. Ils ont utilisé le phénomène de rejet pour les chasser de la périphérie immédiate de la ville. Ca continue avec l’utilisation actuelle du thème de l’insécurité. On tente d’assimiler les couches sociales les plus durement frappées par la crise, à des groupes présentant des dangers pour le reste de la société. Un véritable tour de passe-passe ! Les victimes sont transformées en épouvantails. Et ça marche ! La grand-mère la mieux attentionnée serre son sac à main sur son ventre dès qu’elle croise un garçon aux cheveux un peu trop bouclés ! Rien que cette peur permet de légitimer, par avance, les mesures prises à l’encontre de ces gens. »(…) Allez donc consulter les registres de police du temps des fortifications. Le travail de vos ancêtres, en quelque sorte ! Les crimes de sang étaient extrêmement rares. Les délits les plus courants consistaient en des escroqueries minables, des vols d’aliments, des scènes de ménage. Pourtant, la grande majorité des rubriques de faits divers ruissellent de sang. Un bon filon pour vendre du papier ! On peut passer au kiosque et acheter certains journaux, on ferait la même constatation : assassins, sadiques, violeurs, tous les sales rôles sont tenus par des ouvriers des miséreux. Jamais de notables… Quand on parle de médecins, d’avocats, de chefs d’entreprises, c’est en rubrique « société ». On fait preuve de pudeur, alors que les sommes en jeu dans les affaires de fraude, de fausses factures, de détournements de fonds sont dix fois supérieures au total de tous les hold-up de France et de Navarre.  (…) Vous courez uniquement après les plus petits et vous laissez les gros se repaître tranquillement…(…) Le système se protège efficacement… »

215 pages Folio

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