Pourquoi le « mystère » Cléopâtre ?
Parce que, de ce personnage à qui l’on prête une beauté légendaire, tellement omniprésent dans l’espace médiatique que quelques accessoires-types – coiffe de cheveux noirs et lisses ornée d’un diadème au serpent, yeux fardés de kohl, robe plissée blanche, parure de cou et bracelets d’or – suffisent à l’identifier, le véritable visage n’est connu que par un profil gravé sur des monnaies antiques (sans doute plus ressemblant que ses portraits en bas-reliefs sur les parois du temple de Dendérah).
Parce que les connaissances sur sa vie et sa personnalité ont été tellement brouillés par les auteurs antiques, initiateurs, après sa mort, en 30 av. J.-C., d’une « légende noire » pour les uns et d’une « légende dorée » pour les autres, qu’il faut revenir aux sources les plus fiables pour les retrouver.
Parce que, en définitive, cette exposition explique les raisons pour lesquelles cette reine forte et indépendante, qui gouverna l’Égypte pendant vingt-et-un ans et fut la maîtresse de César puis de Marc-Antoine avant d’être vaincue par Octave, a incarné les fantasmes des écrivains et peintres de toutes les époques jusqu’à la nôtre, au point d’être devenue un symbole national égyptien au XXe siècle, une icône de la lutte féministe et même du combat anti-esclavagiste pour la communauté afro-américaine au XXIe.
L’exposition de l’Institut du monde arabe, remarquablement didactique, se déploie en deux parties : au premier niveau, ce que nous enseignent l’histoire et l’archéologie ; au second niveau, dans une sorte de gradation dans l’abstraction, due à l’accumulation des imaginaires au fil des siècles, « la légende », puis « le mythe », et enfin, « l’icône ».
Cléopâtre VII, fille de Ptolémée XII, est grecque, n’en déplaise à ceux qui auraient aimé qu’elle soit africaine. Elle est née vers 70 ou 69 av. J.-C., à Alexandrie, ville fondée par Alexandre le Grand en -331. C’est un général, macédonien lui aussi, du conquérant – Ptolémée Ier – qui a fondé la dynastie lagide (du nom de son père, Lagos), après avoir été désigné satrape (gouverneur) de l’Égypte lors du partage de l’empire d’Alexandre, en -323. Quand Cléopâtre accède au pouvoir, en -51, à la mort de son père, l’Égypte sous protectorat romain a perdu une grande partie de ses territoires, notamment Chypre, que César lui rendra, la Phénicie (actuel Liban) et la Syrie du Sud, qu’elle récupèrera grâce à Antoine.
Elle est grecque, mais de culture égyptienne, comme ses ancêtres, s’identifiant à Aphrodite autant qu’à Isis. L’exposition accorde une large place à la présentation de la prospère Égypte au temps des Ptolémées, au métissage des cultures grecque et égyptienne, et à l’architecture d’Alexandrie, la capitale, avec son port de commerce et ses monuments fastueux – le célèbre phare, le complexe du Museion et sa bibliothèque, le palais des Ptolémées –, reconstitués dans une vidéo Ubisoft.
Les étapes clés du règne de Cléopâtre, ses relations avec l’empire romain et les déplacements des principaux protagonistes autour de la Méditerranée – Cléopâtre, Pompée, César, Antoine et Octave – sont illustrés par une carte animée. La bataille navale d’Actium (Grèce, 31 av. J.-C., victoire d’Octave sur Antoine et Cléopâtre) est évoquée par les « reliefs d’Actium », trois bas-reliefs en marbre très expressifs, prêtés par le musée des Beaux-Arts de Budapest.
Des actions de la cheffe d’État avisée, ce sont essentiellement ces intrigues et batailles menées pour protéger ses territoires de l’emprise de Rome qui sont connues avec précision.
Peu de documents attestent de la manière dont elle géra son royaume, sinon quelques ordonnances par lesquelles elle assura approvisionnement en blé des grands centres urbains lors de mauvaises crues du Nil et mit en place une réforme monétaire salutaire. Un papyrus exceptionnel est présenté, le seul connu aujourd’hui à porter sa signature.
Après la mort de Cléopâtre et l’annexion de l’Égypte par Octave devenu Auguste, commence sa légende.
Légende noire, tout d’abord, propagée par les historiens proches de l’empereur, notamment Tite-Live, destinée à discréditer ses rivaux et surtout à délégitimer Césarion, le fils qu’elle eut avec César et qu’Octave fit assassiner. Puis légende dorée en Égypte, à partir du VIIIe siècle.
Cette seconde partie, dans laquelle littérature et la peinture sont convoquées, fait rapidement la part belleàl’artcontemporain, souvent empreint d’humour. Dès la première salle, une paroi couverte de nez en marbre, par l’artiste gréco-égyptienne Esmeralda Kosmatopoulos, fait allusion à la formule de Pascal, « Le nez de Cléopâtre, s’il eût été plus court, toute la face du monde aurait changé ».
Parmi les artistes qui ont représenté Cléopâtre, la plupart ont choisi la scène légendaire de son suicide, au moyen d’un ou même de deux serpents lui mordant le bras ou le sein.
Elle se serait plus probablement administré un poison de sa composition. Parmi les nombreuses œuvres du XVIe au XIXe siècle présentées pêle-mêle, avec seulement une indication de couleur pour différencier leur époque, on remarque un étonnant portrait de profil en costume oriental (Rome, Galleria Spada) de Lavinia Fontana – l’une des rares femmes peintres reconnues au XVIe siècle, encore rarement exposée. Sa consœur Artemisia Gentileschi, qui a aussi beaucoup peint ce thème (de manière plus dramatique), aurait pu figurer à ses côtés.
Pour le XVIIe siècle, on peut tourner autour d’un très beau buste baroque en marbre (conservé au Louvre) de Claude Bertin dans lequel, la tête renversée en arrière, ses mains crispées serrent le serpent contre son sein ; la version peinte d’un Claude Vignon (musée des Beaux-Arts de Rennes) va encore plus loin dans le brouillage, presque comique, de la frontière entre Eros et Thanatos : ses deux seins ronds comme des ballons jaillis de son corsage, un gros serpent noir dressé dans sa main… La mort ressemble à un orgasme.
Au XVIIIe siècle, la sensualité est toujours présente, mais la reine devient peu à peu un modèle de vertu. Le XIXe siècle est largement représenté, avec de grandes toiles dans lesquelles le décor égyptien est beaucoup plus documenté, témoignant d’une meilleure connaissance et d’un goût croissant pour l’exotisme à la suite de la campagne d’Égypte menée par Bonaparte au tournant du siècle. Des scènes plus rares du récit antique sont aussi figurées, telle celle de Antoine rapporté mourant à Cléopâtre (Paris, Centre national des arts plastiques) par Eugène-Ernest Hillemacher.
La suite de l’exposition, ludique, explore le « mythe » Cléopâtre à travers le théâtre, notamment la pièce de Victorien Sardou dans laquelle Sarah Bernhardt jouait le rôle-titre, en 1890, puis le cinéma, la bande dessinée et même le marketing. De courts extraits de films sont projetés sur un grand mur, permettant de comparer les diverses incarnations du personnage. Les interprétations de Liz Taylor dans le film de Mankiewicz (1963), puis celle de Monica Belluci dans celui d’Alain Chabat, Astérix et Obélix : Mission Cléopâtre (2002) – lui-même inspiré de la bande dessinée de Goscinny et Uderzo – ont particulièrement façonné le mythe.
Dans la salle consacrée à « l’icône féministe », on retrouve l’artiste contemporaine Esmeralda Kosmatopoulos dans un exercice amusant : les annotations de trois chirurgiens esthétiques sur des agrandissements du visage de la reine gravé (sur les fameuses monnaies antiques), indiquant comment ils pourraient le modifier pour qu’il se rapproche des canons de beauté actuels.
L’artiste iranienne Nazanin Pouyandeh propose une version moderne de la mort de Cléopâtre, dans laquelle le respect des codes – les attitudes de la reine et de ses suivantes, nues à mi-corps, le serpent mordant son sein – se heurte à un traitement beaucoup plus cru des chairs : l’absence de filtre cosmétique et la sensualité féminine sans fard en font un manifeste féministe qui résonne avec l’actualité iranienne.
Afin que le mythe puisse se perpétuer encore, l’exposition s’achève sur un fauteuil vide (Cleopatra’s Chair, par Barbara Chase-Riboud, 1973), le trône dans lequel chacun pourra imaginer sa propre Cléopâtre.
jusqu’au 11 janvier 2026
Institut du Monde Arabe, Paris Vème
Tous les jours sauf le lundi – Nocturnes chaque mercredi jusqu’à 21h30
Plein tarif : 15 €
Tarif réduit : 13 €
12 à -26 ans : 7 €
Tarif famille (2 adultes + 2 enfants) : 34 €
Gratuit pour les -12 ans





