Art-scène, Exposition

Exposition « John SINGER SARGENT (1856-1925). Éblouir Paris », Musée d’Orsay

John Singer Sargent, peintre américain né à Florence, s’est établi à Paris, capitale artistique et culturelle de la Belle Époque, entre 1874 et 1884. L’exposition d’Orsay, présentée à l’occasion du centenaire de sa mort, se concentre sur ces dix premières années de la carrière du peintre, depuis son entrée à dix-huit ans dans l’atelier de Carolus-Duran ainsi qu’à l’École des Beaux-arts de Paris, jusqu’à son départ pour Londres après le scandale provoqué au Salon par le portrait de Virginie Gautreau, dite « Madame X ».

Les deux dernières sections rappellent les liens que Sargent conserva avec la France jusqu’à la fin du XIXe siècle : son amitié avec Paul Helleu et Claude Monet, son engagement, aux côtés de ce dernier, pour que l’Olympia de Manet entre dans les collections françaises, sa participation, en dépit de son installation à Londres, aux Salons parisiens et à l’Exposition universelle de 1889, et, « revanche éclatante », l’achat par le musée du Luxembourg, alors « musée des artistes vivants », du portrait de la danseuse espagnole Carmencita en 1892.

Peintre célèbre aux États-Unis et en Angleterre, mais méconnu en France, où son style relativement classique de portraitiste mondain fut éclipsé dès les années 1910 par le succès des impressionnistes et des avant-gardes, Sargent n’avait jusqu’alors été exposé en France qu’une seule fois : en 2007, au Petit Palais, aux côtés de Joaquin Sorolla (1863-1923), son contemporain espagnol également oublié. Sans appartenir au mouvement impressionniste, ils étaient alors qualifiés de « peintres de la lumière », ayant pratiqué l’un et l’autre une peinture « claire », dans laquelle la peinture prime sur le dessin et les volumes sont façonnés, à partir d’un fond plutôt sombre, par demi-tons successifs. Leur technique virtuose devait aussi beaucoup au réalisme des maîtres du XVIIe siècle, tout particulièrement Velázquez, dont Sargent copia plusieurs tableaux, notamment Les Ménines ou Le Bouffon (exposé).

L’exposition, organisée en partenariat avec le Metropolitan Museum de New York, réunit plus de 90 œuvres de Sargent, la plupart issues de musées américains. Le Met prête d’ailleurs exceptionnellement son Portrait de Madame X peint en France en 1884, considéré comme la Joconde de sa collection. Quelques portraits exposés sont conservés à Paris : celui du dramaturge Édouard Pailleron, à Versailles, de Gabriel Fauré, à la Philarmonie, ou encore d’Auguste Rodin, au musée Rodin.

« Éblouir Paris », c’est en effet le projet de ce jeune peintre prodige, qui maîtrise aussi parfaitement l’art de faire remarquer ses productions aux Salons annuels de peinture et de sculpture qui se tiennent de 1857 à 1897 au palais de l’Industrie (bâtiment construit avenue des Champs-Élysées pour l’Exposition universelle de 1855, puis détruit pour laisser place aux Petit et Grand Palais). Une intéressante vidéo en explique le fonctionnement et raconte comment Sargent y envoie chaque année deux tableaux destinés à se valoriser mutuellement et à attirer l’œil, parmi les milliers de toiles accrochées les unes par-dessus les autres : un portrait mondain et une scène de genre ou un paysage tiré de ses nombreux voyages en Bretagne, en Italie, Espagne ou Maroc.

Pour faire honneur à cet artiste reconnu dès ses débuts comme un technicien virtuose, ses œuvres sont présentées dans un vaste espace, les grands portraits où dominent souvent le rouge et le noir particulièrement espacés dans la plus grande salle, sur des murs déclinant différentes nuances de rouge ou de brun.

Les œuvres de la première section – études anatomiques à la craie et au fusain, très beaux portraits masculins, copies de Velázquez et de Frans Hals – semblent déjà parfaitement abouties alors qu’il s’agit de travaux réalisés pendant sa période de formation. Une étonnante représentation en noir et blanc d’un orchestre répétant au Cirque d’Hiver (conservé à Boston) témoigne déjà de l’originalité de l’artiste.

Les peintures dites « de voyage » sont peut-être parmi les plus belles, celles où Sargent, non contraint par un commanditaire, laisse libre cours à son goût pour les détails pittoresques, les personnages atypiques ou marginaux (gitanes, danseuses espagnoles, pêcheurs bretons), les points de vue originaux et où il donne la pleine mesure de son talent de coloriste et de « luministe ». A Venise, notamment, la figure rapidement brossée de son ami Ramon Subercaseaux dans une gondole (toile conservée à Memphis) est l’occasion d’une somptueuse étude des reflets de la lumière sur l’eau vert émeraude du canal. Ou bien c’est une moderne vue en plongée de « Venise par temps gris » (collection particulière), loin des vedute habituelles, qu’il livre : une longue plate-forme grise en diagonale, bordée de gondoles noires sur l’eau presque blanche, le dôme de Saint-Marc noyé dans la brume.

Les portraits des personnages influents du Paris des années 1870-1880 – artistes, musiciens, écrivains, aristocrates ou grands bourgeois français ou américains – bien que relativement conventionnels pour notre époque, ont toujours quelque chose d’original qui les distingue de la production commune : une pose plus naturelle, un cadrage audacieux, inspiré de la photographie. On peut objecter que Edgar Degas ou James Tissot avaient déjà été novateurs dans ce domaine vingt ans plus tôt. Quoi qu’il en soit, il s’agit souvent de véritables chefs-d’œuvre, résultats de plusieurs mois de travail : il émane des visages une véritable présence psychologique, les mains sont d’une grande finesse, la touche est fluide, les lumières modèlent avec brio carnations et étoffes, les couleurs vibrent.

Qui plus est, certains d’entre eux procurent une curieuse sensation d’inquiétante étrangeté – peut-être le fruit d’une curiosité pour la psychologie et d’une grande acuité, qu’il partageait avec son ami et bientôt voisin à Londres, le romancier américain Henry James, explorateur des phénomènes de conscience et auteur d’histoires de fantômes. Dans le portrait des enfants Pailleron (conservé à Des Moines), notamment, devant une draperie rouge sang, la fillette en robe blanche assise sagement au centre de la toile a un regard fixe et presque hypnotique, tandis que son frère, en costume noir, toise le spectateur d’un air peu amène.

Le portrait du docteur Pozzi dans son intérieur (conservé à Los Angeles), revêtu d’une longue robe de chambre rouge vif sur un fond rouge plus sombre, dans lequel on distingue une sorte de rideau de scène, est tout à fait théâtral. Accroché en hauteur, majestueux, il surplombe le spectateur de toute sa hauteur longiligne, ses mains arachnéennes jouant avec les lacets de son costume, le regard impénétrable. Ce chirurgien gynécologue, dandy et charmeur à la réputation sulfureuse, a la beauté du diable.

Et le tableau le plus étrange est sans doute celui des Filles d’Edward Darley Boit (conservé à Boston), inspiré des Ménines (1656) de Velázquez, dont la composition est déroutante, presque abstraite : les quatre fillettes se tiennent éloignées, comme isolées les unes des autres – même proches, les deux plus grandes, à l’arrière-plan, évoquent plutôt des clones – dans un intérieur aux volumes géométriques – le quadrilatère du tapis, un pan de mur rectangulaire, deux vases japonais monumentaux, le triangle rouge d’un paravent. Le fond sombre de la pièce ajoute encore au malaise.

A la fin du parcours, après le fameux portrait de Madame X, qui choqua le public de l’époque pour son visage fardé, sa sensualité assumée et une bretelle négligemment descendue de l’épaule, on peut être un peu lassés par l’accumulation de portraits de femmes aux toilettes somptueuses, tous très bien peints cependant. Sargent fut en effet un portraitiste prolixe et, à partir des années 1890, à Londres, celui de la haute société victorienne, comparé à ce que fut Van Dyck pour l’Angleterre des Stuart dans les années 1630. Il fut aussi dès l’enfance un brillant aquarelliste et il réalisa les décors muraux de la bibliothèque publique de Boston… Cette très belle exposition est donc loin d’épuiser l’œuvre du maître américain.

Jusqu’au 11 janvier 2025
Musée d’Orsay
, Paris VII

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