Après Artemisia Gentileschi (1593-1653), presque son exacte contemporaine, le printemps dernier, le musée Jacquemart-André met en lumière de septembre à janvier cet autre grand peintre de la première moitié du XVIIe siècle, lui aussi marqué par l’influence de Michelangelo Merisi, dit Le Caravage : Georges de La Tour.
Après la mort du Caravage en 1610, son style nouveau, caractérisé par un clair-obscur dramatique, un réalisme brut, à rebours du maniérisme, des cadrages serrés ou des compositions en frise, se répand dans toute l’Europe, de l’Italie aux Pays-Bas. Si Artemisia se mesurait à ses sujets héroïques tirés de la Bible, tels que Judith et Holopherne ou David et Goliath, Georges de La Tour s’intéresse plutôt aux scènes de taverne, joueurs de cartes et diseuses de bonne aventure, ainsi qu’aux grandes figures de saints. Dans le sillage, sans doute, des peintres caravagesques néerlandais, tels que Gerrit van Honthorst, surnommé « Gherardo delle Notti » (« Gérard des Nuits »), il introduit dans ses scènes plongées dans l’obscurité qualifiées de « nuits », une source lumineuse artificielle – le plus souvent la flamme vacillante d’une bougie. « Luministe » plus que « ténébriste », sa maîtrise de ce procédé poétique appelant à une méditation silencieuse fait alors son succès.
Le maître lorrain, né à Vic-sur-Seille et actif à Lunéville, Nancy puis Paris, où il reçut en 1639 le titre de « peintre ordinaire du Roi » Louis XIII, était tombé dans l’oubli après sa mort, probablement rendu démodé par l’essor du classicisme d’un Charles Le Brun, au service de Louis XIV. Une grande partie de son œuvre avait en outre été détruite lors du siège et de l’incendie de Lunéville par les troupes de Louis XIII en 1638, venues mater l’insoumission du duc de Lorraine Charles IV.
Ce n’est qu’au début du XXe siècle qu’un jeune historien de l’art allemand, Hermann Vos – également tristement célèbre pour avoir spolié les juifs pendant la Seconde Guerre mondiale –, identifie l’artiste, encore parfois confondu avec le pastelliste Maurice Quentin de La Tour, né un siècle plus tard. Il associe à son nom trois œuvres majeures, alors attribuées à ses contemporains : Le Nouveau-né (conservé à Rennes), Le Reniement de Saint-Pierre et Le Songe de Saint Joseph (à Nantes) – les deux premières sont visibles dans l’exposition. Révélé au public français lors de l’exposition sur « Les peintres de la réalité en France au XVIIe siècle » à l’Orangerie, en 1934, Georges de La Tour est aussitôt reconnu comme un peintre majeur, particulièrement apprécié des artistes surréalistes pour l’atmosphère presque mystique qui se dégage de ses tableaux.
Vingt-huit ans après la grande rétrospective qui lui avait été consacrée au Grand Palais, l’exposition plus modeste de Jacquemart-André est l’occasion de présenter l’actualité de la recherche sur son œuvre et de nouvelles attributions. Le fait qu’il ait dirigé un important atelier avec des élèves, dont son propre fils Étienne, qui reprit l’affaire familiale à sa mort, est désormais attesté. D’où la présentation d’œuvres d’atelier telles qu’un Saint Jacques le Majeur et de copies d’après ses toiles les plus appréciées, telles qu’un Saint Sébastien soigné par Irène, dont l’original aurait ébloui Louis XIII.
Les toiles sont exposées dans le cadre intimiste du musée Jacquemart-André, au sol couvert de moquette moelleuse et aux murs peints de couleurs terre, les grands titres des huit sections formés de lettres d’or ou d’argent. Sur la quarantaine d’œuvres identifiées de La Tour – sans doute un fragment des quelque trois cents peintures que peignait un artiste au cours d’une carrière ordinaire – l’institution a pu emprunter une vingtaine d’originaux, ce qui est déjà considérable. Il n’a cependant pas pu obtenir les deux versions du Tricheur – à l’as de carreau (Louvre) et à l’as de trèfle (Kimbel Art Museum, Forth Worth), ni La Diseuse de bonne aventure, chef-d’œuvre absolu dont l’acquisition par le Met de New York en 1960 provoqua un scandale.
D’autres toiles, moins connues, sont présentées : on peut notamment admirer, dans la première salle, L’Argent versé, rare œuvre datée avant les années 1640, qui plus est l’une des neuf signées par La Tour, qui a fait le chemin depuis Lviv, en Ukraine. Cette toile, qui représente sans doute une collecte d’impôts ou une réquisition militaire, témoigne des malheurs de la Lorraine prise dans le conflit qui oppose, d’une part Louis XIII et ses alliés suédois, d’autre part le duc de Lorraine Charles IV, soutien de l’empereur germanique Ferdinand II de Habsbourg. Les Mangeurs de pois, (Gemäldegalerie de Berlin), La Rixe des musiciens (Getty Museum de Los Angeles), longtemps attribuée au Caravage, et plusieurs portraits de mendiants aveugles joueurs de vielle, disent aussi la misère et la famine qui s’abat sur la Lorraine avec la guerre. Ces Grandes misères de la guerre de Trente ans, illustrées par son contemporain, le graveur lorrain Jacques Callot, sont peu expliquées dans l’exposition, sans doute faute de place. La sixième salle, passage étroit menant aux deux dernières salles, évoque cependant à travers des estampes de Jacques Callot et Jacques Bellange et un dessin qui pourrait être de la main de La Tour, le foyer artistique lorrain, florissant avant les ravages de la guerre.
Deux magistrales versions de Saint-Jérôme pénitent (Grenoble et Stockholm) sont accrochées côte-à-côte dans la troisième salle afin d’inviter à la comparaison des infimes variations qu’elles présentent. Dans la dernière salle, Le Reniement de saint Pierre de Nantes dialogue avec Les Joueurs de dés, tableau récemment découvert dans un grenier anglais. Plusieurs interprétations du reniement de Saint Pierre par des contemporains, notamment Mathieu Le Nain et Adam de Coster, sont exposées dans les autres salles, qu’il aurait peut-être été intéressant de grouper pour observer les différences de traitement de ce thème.
Cette dernière section évoque « l’ultime épure » à laquelle aboutit l’art de La Tour à la fin de sa vie, avec notamment un Saint Jean-Baptiste dans le désert d’une grande sobriété, peint sans doute peu avant la mort du peintre, en 1652.
Jusqu’au 25 janvier 2026
Musée Jacquemart-André
158 Boulevard Haussmann – Paris VIII
de 9,50€ à 18,50€

