A l’occasion des 300 ans de sa naissance à Tournus (Bourgogne), en 1725, le Petit Palais propose de redécouvrir l’œuvre de Jean-Baptiste Greuze, peintre longtemps boudé par les Français – à la différence des Anglo-Saxons et des Américains, pionniers dans sa réhabilitation – en raison du caractère jugé mièvre ou moralisateur de ses scènes de genre.
Adulée jusqu’à la Révolution, au point d’alimenter un fructueux commerce d’estampes, l’œuvre de Greuze passe de mode dès la fin du XIXe siècle, rendue désuète par l’essor du style néoclassique et de la grande peinture d’histoire dont Jacques-Louis David (1748-1825) est le chef de file.
Greuze était pourtant lui-même un novateur : il avait rompu avec le style rococo (scènes galantes, couleurs pastel, et formes incurvées), et la peinture frivole pratiqués par son aîné François Boucher (1703-1770) et son contemporain Jean-Honoré Fragonard (1732-1806). Élève de Charles-Joseph Natoire (1700-1777), connu pour ses scènes mythologiques et religieuses peintes avec grâce et légèreté, il s’en était démarqué par des œuvres inspirées de la réalité quotidienne des classes populaires, dans un style proche de celui des maîtres néerlandais du XVIIe siècle tels que Rembrandt.
Proche de la sensibilité des philosophes des Lumières, de Rousseau, l’auteur d’Émile ou de l’éducation (1762), et surtout de Diderot, qui louait dans ses toiles le réalisme et l’émotion qu’il cherchait lui-même à exprimer dans le « drame bourgeois » – le nouveau genre théâtral dont il était le théoricien –, Greuze a en effet essentiellement peint des scènes de la vie familiale paysanne ou bourgeoise, sensées procurer au spectateur des modèles de vertu et de pédagogie, ainsi que des portraits d’enfants.
Ce sont ces portraits d’enfants justement, peints avec une technique virtuose et une grande sensibilité, qui valent la peine d’être admirés aujourd’hui, pour la valeur intemporelle de ce qu’ils représentent et la finesse d’observation du peintre, mais aussi pour le contexte particulier dans lequel ils s’inscrivent : celui de la reconnaissance, pour la première fois en Europe, de l’importance du temps de l’enfance, des besoins propres et des droits de l’enfant.
L’exposition, très intelligemment, se déploie en sept sections thématiques alternant des portraits d’enfants et des scènes de la vie familiale, sans oublier, en section 5, les nombreuses estampes exécutées d’après ses dessins et peintures. Parmi la centaine d’œuvres exposées, beaucoup sont conservées au Louvre, mais un grand nombre provient aussi de collections particulières, comme les portraits des deux filles de l’artiste, venues de New-York, ou Le Repos ou Silence !, prêté par le roi Charles III d’Angleterre.
Ces sept sections sont entrecoupées, comme dans un drame, par quatre « actes » évoquant les périodes clés de la vie de l’artiste : « La famille Greuze. Théâtre heureux », en introduction, avec des portraits de sa très jolie femme Anne-Gabrielle Babuty et de ses deux filles, ainsi que deux petites period rooms évoquant l’intérieur de l’appartement familial ; « Peintre insoumis et couple haut en couleur », pour aborder les forts caractères de Jean-Baptiste et de sa femme et les tensions au sein du couple ; « Le scandale du Septime Sévère et Caracalla », histoire du cuisant échec de Greuze, en 1769, à obtenir le statut de peintre d’histoire ; en conclusion, « Les infortunes du peintre », sur la triste fin de vie de Greuze, qui finit divorcé et ruiné.
La section 2, « L’enfance d’après nature », présente peut-être les plus beaux portraits d’enfants de l’artiste, avec ceux de la fin du parcours : plusieurs petits garçons rêveurs ou pensifs, l’un concentré sur sa leçon, un autre endormi sur son livre.
Au milieu du parcours, la section 3, « Aimer, allaiter, éduquer », met en perspective les thèmes abordés par l’artiste avec le contexte social du XVIIIe siècle, notamment les idées nouvelles des pédagogues sur l’éducation. L’une des principales nouveautés pour l’époque consiste en la promotion de l’amour maternel dès la naissance, indispensable pour élever l’enfant dans le sens du bien et de la vertu, et, partant, de l’allaitement maternel, ciment de ce lien mère-enfant. La pratique, largement répandue depuis le XVIIe siècle, de la mise en nourrice, est donc décriée. De manière très simple et pédagogique, des extraits de définitions tirés de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert sont affichés, au-dessus d’éditions originales des tomes cités. En parallèle, les tableaux de Greuze intitulés Le Retour de nourrice et L’Enfant gâté (gravures exposées) illustrent les effets néfastes de la perte du lien familial, alors que Le Repos ou Silence ! et Les Écosseuses de pois furent pensés comme des modèles à suivre pour les parents.
Dans la section 4, « Histoires de famille », sont exposées les toiles qui firent le succès de l’artiste mais qui nous paraissent aujourd’hui théâtrales et affectées : le Père de famille lisant la Bible à ses enfants, acclamé au Salon de 1755, et L’Accordée de village ou La Remise de dot (1761 ; études pour la toile exposées). On peut pourtant encore y admirer, en plus du rendu virtuose des différentes matières (crépi des murs, vêtements des paysans, bois des meubles, cuivre et terre des ustensiles), les expressions très variées des personnages, notamment des enfants, attentifs, contrits, rêveurs ou distraits. Dans les coins inférieurs de ces deux tableaux, par exemple, un petit enfant, trop jeune pour comprendre la solennité de la scène, joue avec un animal.
La section 6, « La leçon de l’histoire : le fils face au père », poursuit l’exploration des relations familiales avec les personnages singuliers du père – figure centrale de l’autorité au XVIIIe siècle – et du fils aîné : le diptyque de la Malédiction paternelle, composé du Fils ingrat (1777) et du Fils puni (1778), renouvelle l’interprétation de la parabole du Fils prodigue en y associant une réflexion sur l’éducation : si le fils est ingrat et puni (et non pardonné, comme dans la Bible), et que le père lui-même est puni, puisqu’il ne parvient à pas retenir son fils et meurt avant de l’avoir revu, c’est peut-être faute d’une bonne éducation… Juste à côté, le Septime Sévère et Caracalla (L’Empereur Sévère reproche à son fils Caracalla d’avoir voulu l’assassiner) raconte encore une histoire d’éducation paternelle ratée. Si cette grande composition, de style néoclassique, peut sembler austère, l’étude pour la tête de Caracalla (conservée à Gotha, en Allemagne), au visage crispé de colère contenue, est d’une grande expressivité.
La dernière section regroupe plusieurs portraits de jeunes filles sur le point de perdre la pureté de l’enfance, souvent par la faute d’un prédateur masculin. L’oiseau – essayant de s’envoler, retrouvé mort dans sa cage ou tué par un oiseleur (Le Guitariste ou L’Oiseleur, 1757, musée national de Varsovie) – est souvent le symbole de cette innocence menacée. Plus éloquente, La Cruche cassée (1771-1772), représentation à peine voilée d’une jeune fille victime d’un viol, apparaît extrêmement novatrice dans une époque où la sexualité et les agressions sexuelles étaient taboues. L’exposition se clôt cependant sur une image moins tragique : la réunion exceptionnelle des deux ravissants portraits bucoliques ayant appartenu à la marquise de Pompadour, Un Berger qui tente le sort, conservé au Petit Palais et restauré pour l’exposition, et son pendant féminin, La Simplicité, prêté par le Kimbell Art Museum de Fort Worth.
du 16 septembre 2025 au 25 janvier 2026
Petit Palais, Paris VIIIème
Plein tarif : 14 euros
Tarif réduit : 12 euros
Gratuit : – 18 ans



