Art-scène, Théâtre

Platonov, Anton Tchekhov, collectif Les Possédés, Théâtre de la Colline

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Osez le drame ! Osez la durée (3h30) ! Osez les passions ! C’est avec intelligence et fougue que Les Possédés et Emmanuelle Devos s’emparent de Platonov, pour un authentique et émouvant moment de théâtre.

10 heures et 40 personnages: c’est le matériau brut qu’était Platonov dans sa première mouture. Tchekhov lui-même l’a élagué mais ne le verra jamais vu représenté de son vivant. Aujourd’hui encore, on considère cette pièce comme quasiment « in-montable ».

Comme par le passé, le collectif « Les Possédés » a passé beaucoup de temps à la table; ils ont supprimé plusieurs personnages et des passages entiers de la pièce (dans la traduction de Françoise Morvan et André Markowicz). Cette pièce, c’est un monument, un risque, un foisonnement de registres et de situations, du rire aux larmes, de la comédie au drame. Ce qui fait sa difficulté est aussi ce qui la rend si excitante pour tout comédien et surtout pour un collectif; ici chacun trouve à jubiler en solo et tous ensemble.

  • L’époque / l’histoire

Quand on évoque une époque, on évoque nécessairement un temps où les vivants (où la majorité d’entre eux en tous cas) ne se voient pas comme ils sont. Le présent est toujours inqualifiable pour lui-même. Le miroir du temps n’existe pas ou plutôt n’existe que rétrospectivement. Est-ce-que c’est parce qu’il y dépeint ses contemporains que cette pièce de Tchekhov semble si foutraque ? Ou est-ce parce que c’est sa première pièce (il a 17 ans et est encore lycéen) ?

L’époque: la fin du 19ème siècle, dans un petite ville de campagne, en Russie. L’aristocratie est désargentée, les idées révolutionnaires infusent dans les esprits et émergent dans les débats. Mais la Révolution n’est pas encore là (Tchekhov meurt en 1905). Et dans cet entre-deux, les anciennes classes sociales se désagrègent.

Un été, la « Générale » (la veuve d’un Général) et son beau-fils reçoivent dans leur propriété des connaissances de tous les milieux: des amis bien sûr, mais aussi des usuriers. Il faut entretenir la concorde avec ses créanciers. Il faut faire confiance au vieil ami encore fortuné qui peut acheter la propriété pour éviter la vente aux enchères. Il faut garder sous son charme le bandit, le braconnier inquiétant, pour se protéger de sa violence. En un mot, il faut  être absolument hypocrite. Et faire la fête ensemble, pour s’échapper.

C’est ce dessein qui sous-tend Platonov, au-delà du destin d’un  homme (un noble devenu instituteur, dont on ne comprend pas bien pourquoi il attire les femmes…): le basculement d’une génération du pouvoir à la déchéance. On voit dès le premier acte des fractures dans le décor, par où les « nouveaux riches » s’immiscent dans un milieu qui n’est pas le leur, déplacés, incongrus, mais argentés.

  • La Satire / l’actualité

Des hommes et des femmes qui suivent leur penchant naturel, qui sentent la nécessité de changer mais n’y arrivent tout simplement pas: cette impuissance me fait penser à notre époque, où l’on ne peut plus ignorer la nécessité de changer notre mode de vie (mode de produire et de consommer) globalement et ce, non pas pour le luxe, mais pour notre survie. A notre époque, beaucoup de citoyens opèrent un changement que les politiques n’osent pas assumer ni encourager. C’est la même inertie dans les pièces de Tchekhov: les hommes sont des animaux  susceptibles et orgueilleux. Ils échafaudent des échappatoires, des fuites, mais aucun plan de bataille.

  • La jeunesse / une génération perdue?

Cette œuvre de jeunesse s’est longuement appelée « Ere sans père » ou « Être sans père », selon les traductions. On y voit un père abandonner ses valeurs traditionnelles (la bienséance, le respect d’autrui et particulièrement envers les femmes) et choisir une vie de jouissance; un autre père abandonner femme et enfant pour répondre à l’appel d’un billet doux; le seul enfant fidèle aux idées de son père (le fils du Général) est orphelin… et se voit tromper et abandonner par sa femme! C’est dire si le recours ou la foi dans les valeurs traditionnelles n’est d’aucun secours.

  • La liberté / l’élan vital

Platonov et les 3 femmes qui se le disputent sont tous emportés par leurs passions: on attire, on repousse violemment, on aime, on souffre, on tremble, on provoque l’amour et la mort dans un même élan, dans une même énergie qui ressemble à un vent de liberté. C’est un leurre. Donc cette pièce exprime joyeusement, frénétiquement, un désir de liberté, et donne à voir, finalement, un asservissement aux passions qui appauvrit et désespère les personnages.

Mais la liberté, c’est peut-être ici plus modeste qu’on l’imagine, un simple droit: celui de se tromper ?

  • La troupe

La troupe jubile et tremble. Rodolphe Dana est excessif juste comme il faut, du désir à la folie: « Jaime tout le monde! ». Emmanuelle Devos assume un rôle à sa mesure de diva: sensuelle, enflammant les fantasmes des tous les autres personnages, coquine, complice, amoureuse. Tous osent l’extravagance et la fragilité.

 jusqu’au 11 février 2015
Cette création collective dirigée par Rodolphe Dana – Collectif Les Possédés, est à voir et à applaudir au Théâtre de la Colline, Paris 20ème.
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