Rock

Grace

Un seul disque. Dix chansons. La trace que Jeff Buckley a imprimé sur la route du rock semble bien légère. Mais son intensité persistante et troublante bouleversera longtemps pourtant ceux qui auront su s’y attarder.

Jeff Buckley était plus qu’un rocker, plus qu’un compositeur, plus qu’un poète, plus qu’un chanteur : c’était un petit ange tendre et solitaire, habité par la musique qu’il faisait jaillir autour de lui en grandes salves émotionnelles .

Scotty Moorhead n’a rencontré son père qu’une fois, en 1975 ; il avait 9 ans. Moorhead c’est le nom de son beau père, Ron, sympathique mécanicien spécialisé dans les Volkswagen. Sa mère chérie s’appelle Mary Guibert ; elle est violoncelliste, elle l’endort le soir en lui chantant des chansons des Beatles.

Le cerveau de Scotty ne retient que la musique, ne fonctionne que pour la musique, traduit tout en musique : dès six ans il se met au piano et à la guitare. Inadapté au reste, il décide de marquer son indépendance et récupère son vrai nom : Jeffrey Buckley, fils de Tim Buckley, poète, chanteur folk-rock mythique et extrême qui finira overdosé à l’âge de 28 ans.

Fini Scotty : Jeff trace la route, perfectionne sa guitare à Los Angeles, cachetonne par-ci par-là pour gagner sa vie. Puis il s’installe à New-York et se produit seul dans les bars (en particulier un café irlandais, le Sin-é), en reprenant Bob Dylan, Van Morrison, mais aussi Edith Piaf qu’il adore…La maison de disques Columbia finit par repérer ce jeune rocker atypique, à la voix extraordinaire qui s’accompagne à la Telecaster.

Il entrera en studio fin 1993 pour créer cette perle magique, l’album « Grace », qui sortira lors de l’été 1994, avec sa pochette émaillée de pendules et de réveils bloqués sur 8h20 (ou 20h20).

Un véritable choc en France (l’album y sera récompensé par le très sérieux Grand Prix International de l’Académie Charles Cros) puis ailleurs. Dix morceaux d’une intensité, d’une fragilité et d’une force émotionnelle bouleversantes : les coeurs et les âmes sont chamboulés. Jeff Buckley a extrait de lui même quelque chose d’extraordinairement beau, simple, riche et universel .

Un album miraculeux, mystique et profondément humain. Peu de production : des guitares brutes, vivantes et une voix splendide, d’une variété étonnante mais toujours chargée de sincérité, d’authenticité et d’une pureté presque irrationnelle.

Ecoutez Grace, le morceau-titre au tempo de valse : c’est un joyau de composition et d’interprétation. Ecoutez cette reprise du païen Hallelujah de Léonard Cohen ou cette céleste version du Corpus Christi Carol de Benjamin Britten (compositeur classique anglais). Et la hargne soudaine de Eternal Life. Et cet époustouflant Dream brother qui ferme la marche.

Un enfant du rock digne de ce nom ne pouvait qu’en tomber par terre, rester bouche et oreilles bées et les yeux embués de larmes.

Et puis Jeff Buckley s’est enfermé malgré lui dans un piège pernicieux : celui du succès, celui d’un système à l’affût de nouvelles stars. Sa maison de disques l’embarque dans une inhumaine tournée de concerts qui durera deux ans et au cours de laquelle il s’épuise. Beau gosse et artiste à potentiel, il est surexploité, alors que sa seule ambition reste de gagner juste assez pour vivoter de sa musique .

Fin 1996, il se remet à la composition et prépare un album en compagnie de Tom Verlaine. Et il reprend les petits concerts dans les petits cafés à New York , puis à Memphis où il s’installe en mars 1997 pour peaufiner ses nouvelles chansons .

Jeudi 29 mai 1997 : la journée a été chaude. Jeff est descendu en soirée (20h20 ?) sur les rives du Mississipi, avec sa guitare. Il s’est jeté dans l’eau tout habillé et il a chanté comme un fou en faisant la planche. La pluie a commencé à tomber, à verse.
Et il riait et il chantait sous les trombes.
– « Well it’s my time comin’ I’m not afraid / Afraid to die…And the rain is falling and I believe my time has come/..And I feel them drown my name/…/I’m not afraid to go but it goes so slow ».

Tu avais l’air heureux, tout à coup, Petit Prince. Comme délivré d’un poids, tu nageais, tu chantais, tu riais. Où allais-tu comme ça ?

Le croisement de deux bateaux a provoqué des vagues et du courant.
On retrouvera le corps cinq jours plus tard.

Columbia – 1994

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