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Certaines n’avaient jamais vu la mer

Eté au Japon. Mille petites histoires qui font la grande Histoire, un style, une intensité… Certaines n’avaient jamais vu la mer est un roman court et fort. Un roman marquant.

Au début des années 20, des femmes quittent leur Japon natal pour traverser le Pacifique et rejoindre, aux Etats-Unis, leurs époux Japonais immigrés qu’elles ont épousé par procuration. Elles ont entre quinze et quarante ans. Elles ne connaissent l’homme qu’elles rejoignent que par des lettres et des photos qui s’avèreront très éloignées de la réalité qui les attend.

Sans jamais incarner l’une ou l’autre de ces femmes en particulier, mais en leur donnant à toutes la parole au travers de phrases courtes, laconiques, juxtaposées avec intelligence et sensibilité, Julie Otsuka compose un ample récit, à la fois poétique, romanesque et historique.

Découpé en chapitres thématiques – Les blancs, Les enfants, Traitres, Dernier jour, Disparition – le roman balaie trente ans de dépaysement, de désillusion, de labeur et de souffrance d’une communauté émigrée, pauvre, condamnée à travailler et à se taire, victime de discrimination raciale et pour finir stigmatisée, exilée et enfermée dans des camps d’internement lorsque l’Empire du Levant attaque les Etats-Unis à Pearl Harbour en 1942.

« Au début nous nous posions sans cesse des questions. Pourquoi montaient-ils sur leurs chevaux par la gauche et non la droite ? Comment parvenaient-ils à se différencier les uns des autres ? Pourquoi criaient-ils toujours ? Etait-il vrai qu’ils accrochaient des assiettes aux murs à la place des tableaux ? Qu’ils avaient des verrous à leurs portes ? Qu’ils gardaient leurs souliers à l’intérieur ? […] A quoi rêvaient-ils ? Qui priaient-ils ? Combien de dieux avaient-ils ? Etait-il vrai qu’ils voyaient un homme dans la lune au lieu d’un lapin ? Qu’ils mangeaient du ragoût de bœuf lors des enterrements ? Qu’ils buvaient le lait de vache ? Et cette odeur ? Qu’est-ce que c’était ? « Ils puent le beurre », nous expliquaient nos maris. » Chapitre Les blancs – Page 35

« Du jour au lendemain, nos voisins se sont mis à nous regarder différemment. Peut-être était-ce la petite fille un peu plus loin sur la route qui ne nous faisait plus signe depuis la fenêtre de la ferme. Ou ce vieux client qui soudain disparaissait de notre restaurant, de notre boutique. […] Les dames comme il faut et leur club boycottaient nos étals de fruits car ils redoutaient que notre marchandise soit empoisonnée à l’arsenic. Les compagnies d’assurance cessaient de nous assurer. Les banques gelaient nos comptes. Les laitiers ne nous livraient plus. […] Les enfants nous regardaient, puis s’enfuyaient comme des faons effrayés. […] Et nos maris avaient beau nous avoir prévenues malgré tout – Ils ont peur –, nous n’étions pas préparées à cela. A nous retrouver soudain à la place de l’ennemi. » Chapitre Traitres – page 95.

Faute de personnage féminin emblématique, Julie Otsuka s’attache aux détails avec une minutie qui rapidement fait sens et donne une portée universelle à son récit. Débarrassée de toute nécessité romanesque classique (description des lieux et des personnages, récit linéaire et structuré, etc.), elle mêle l’anecdotique à l’essentiel, multiplie les angles et les variantes, sans jamais édulcorer son propos. Cette densité de petits riens qui font un grand tout est d’une prodigieuse efficacité. Et ont valu cette année à Julie Otsuka le PEN/Faulkner Award for fiction aux Etats-Unis et le prix Femina Etranger en France !

140 pages – 10/18

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